Chez la Générale
Chez la Générale, aujourd’hui, je dois encore faire antichambre un moment. Je suis pourtant exactement à l’heure. Dans la pièce-salon-musée j’ai de nouveau la pénible obligation de m’asseoir en face d’elle, la « domestique », l’autre, moins boutonnée que la dernière fois, mais tout aussi désireuse, semble-t-il, de me tenir compagnie.
Pour dire quelque chose, je fais observer qu’il est curieux que l’armoire aux emblèmes soit ainsi éclairée à l’électricité en permanence. Pourquoi n’éteint-elle pas les spots ? Même si la Générale a une manie et une exigence sur ce point, elle ne peut contrôler les choses de son lit. Oh, me dit-elle, vous ne la connaissez pas, elle se lève ! Comme je marque un certain étonnement, elle m’explique que la Comtesse (elle ne dit pas la Générale, quand elle parle de sa patronne, mais la Comtesse) n’est pas du tout impotente, comme pourraient le laisser croire ses séjours prolongés dans le lit, absolument pas, cette manière de vivre couchée est simplement une façon de ménager ses forces et de prendre en compte, plus exactement de forcer les autres à prendre en compte son grand âge, mais il lui arrive de rejeter brusquement ses couvertures au moment où on s’y attend le moins, de se mettre sur ses pieds, de se baisser pour prendre sa canne qu’elle tient cachée sous le lit, et d’arpenter ainsi, canne à la main, tout l’appartement, après avoir revêtu une robe de chambre, bien entendu.
Vous ne la connaissez pas ! répète-t-elle. Cela pour tout inspecter. Si vous saviez ce qu’elle me fait passer, certains jours ! Et quelles humiliations (vague reniflement, fausses larmes avalées) ! Un exemple : convenez que j’aurais pu être sa lectrice moi-même, j’aime les livres et je n’ai pas une voix plus déplaisante que d’autres (oh si, voix acérée !), eh bien, c’est vous qu’elle a fait venir, c’est vous qu’elle a choisie ! Pour m’humilier, vous comprenez, pour m’humilier.
Comme je la vois tout d’un coup réellement malheureuse et contrite, du moins me semble-t-il, je lui réponds que lire Marx n’a rien d’un privilège, mais est plutôt une redoutable corvée, qu’elle doit se féliciter d’y échapper. Je ne sais pas qui est ce Marx, réplique-t-elle sèchement, mais ce que je sais c’est que toute sa famille considère cela comme une honte et une malédiction, à son âge, vous vous rendez compte, des livres pareils ! Les reniflements et les fausses larmes recommencent. Je préfère me taire devant ces mimiques excédantes. Devinant sans doute ma mauvaise humeur, elle rapproche sa chaise de la mienne et me dit : N’allez surtout pas penser que je suis jalouse de vous ni de votre place, je sais très bien que vous avez beaucoup plus de compétence que moi… et de culture… je sais aussi que votre voix est beaucoup plus agréable (soupir profond)… et surtout que vous êtes beaucoup plus attirante (j’espère bien !)… oui, vous êtes vraiment très jolie (soupir redoublé) !
C’est la Générale elle-même qui vient me tirer de cette situation consternante. Comme si elle avait entendu la conversation à travers la cloison et voulu donner une sorte d’illustration immédiate des propos tenus par sa gouvernante, elle entre dans la pièce avec sa canne, drôlement drapée dans sa robe de chambre, mi-comédienne, mi-fantôme, visiblement cassée par l’âge et pourtant magistrale, théâtrale malgré elle. Nouchka, me dit-elle, vous êtes là, venez me donner le bras ! Et voilà qu’elle entreprend de me faire faire le tour de la pièce, amarrée à mon bras. L’autre a disparu comme un éclair. La canne martèle le plancher avec une sorte d’exigence impérieuse. On dirait que la Générale veut marquer toutes les étapes d’un chemin de croix, d’une visite-pèlerinage. Et, de fait, il faut s’arrêter devant chaque gravure, devant chaque tableau, devant chaque objet. Ça, dit-elle, ce sont les armoiries de l’empire austro-hongrois, vous reconnaissez l’aigle bicéphale, et ceci le grand cordon de l’ordre de la Régence dont mon mari avait été décoré. Inutile de vous dire que je n’accorde pas la moindre importance à ces hochets d’un autre âge, je les garde ici par révérence pour sa mémoire, mais j’ai mis là, pour équilibrer, sous verre, la première pétition, manuscrite, comme vous voyez, des paysans pauvres de l’Ukraine karpatique, un document à mes yeux bouleversant, voyez le sang, les larmes qui ont trempé le papier… Venez, Nouchka ! Boitillant, frappant de la canne, s’appuyant ferme sur mon avant-bras, elle m’entraîne jusqu’à l’armoire et, là, paraît triompher, et surtout respirer plus largement. Ici, dit-elle, comme vous le voyez, c’est un autre ordre, un autre monde, une autre lumière ! C’est pourquoi cette installation électrique demeure jour et nuit, même si les miens enragent (superbe roulement du r), ce sont des petits-bourgeois avares comme des épiciers, qui ne savent rien faire d’autre que compter leurs sous, c’est-à-dire veiller sur leur compte en banque, ils n’ont pas compris que le monde est en train de changer de base… vous voyez ce que je veux dire, Nouchka… de toute façon, je n’ai pas besoin de vous commenter cette vitrine, elle parle d’elle-même… si vous voulez l’un de ces petits insignes pour le revers de votre veste, si toutefois il vous arrive de vous mettre en tailleur, je peux vous en offrir un, vous n’avez qu’à choisir… mais je voudrais surtout que vous admiriez ce drapeau qui a été déchiré par les balles sur les barricades de Pest en 46 et qui sent sûrement encore la poudre… et surtout cette photo que vous voyez là-bas… non, pas celle de Vladimir Ilitch… non… la petite, en bas… un document unique… dont je ne vous dirai pas comment il est venu en ma possession, Nouchka, regardez… Elle tape du bout de sa canne contre la vitre, avec une sorte d’impatience, et me montre sur la première étagère, dans un coin, une photo jaunie sur laquelle on distingue un jeune homme en prière. Elle se penche à mon oreille et murmure : Staline, Nouchka, quand il était séminariste en Géorgie.
Puis elle reprend mon bras et m’entraîne vers la chambre : Allons lire maintenant !